Le fleuve nourricier

Authentique « éden agricole », dès l'arrivée des premiers colons néolithiques et jusqu'à la fin du xixe siècle, Petit-Couronne profite d'un profil de paysages et d'une situation géographique très favorables. Longtemps, les prairies de la commune ont fait partie des rares à être fauchées. La Seine, fleuve sauvage, fertilisait les terres par ses débordements réguliers, plus ou moins faciles à maîtriser avant la construction des premières digues protectrices et une pratique raisonnée de l'irrigation. Le foin récolté bénéficie alors à Rouen, toute proche, mais aussi à Paris, vers 1650, via la Seine.

Loin de s'éteindre avec la révolution industrielle, labourage et pâturage survivent jusqu'au milieu du xxe siècle où la commune de 2800 âmes compte encore 12 fermes de 30 à 40 hectares. En 1965, André Grouvel, ancien conseiller municipal, restait le seul exploitant agricole encore en activité.

Coques en docks

Du fleuve à l'océan, une nouvelle page de l'activité industrielle de Petit-Couronne commence à s'écrire sur la base écossaise de Scapa Flow. C'est là que le 21 juin 1919, la flotte allemande se saborde et rompt l'accord d'armistice du 11 novembre 1918. A titre de compensation, la France reçoit deux docks flottants (structures métalliques flottantes en forme de U munies de ballasts permettant leur immersion). Rouen reçoit un des engins en 1921, mais victime de son succès le dock se révèle vite incapable de satisfaire la demande. Finalement, Petit-Couronne accueillera quatre docks de 4200 à 8000 tonnes, utilisés par les chantiers de Normandie, du Trait et de Saint-Nazaire, et donnant du travail à nombre de chaudronniers, tuyauteurs, mécaniciens ou électriciens. Détruits à la Libération, les docks sont reconstruits et reprennent du service dès 1950 et connaissent dix années d'intense activité avant de voir les commandes diminuer. Sous-utilisés, ces docks seront démolis définitivement en 1989.

Les Mâqueux d'peisson

Fille de Bacchus et nymphe de Cérès, la Seine est porteuse de vie et ne manque pas de générosité pour ceux qui savent l'exploiter. Jusqu'en 1891, la seule industrie mentionnée pour Petit-Couronne dans les livres de géographie est la pêche. A cette époque, ce sont des wagons entiers de poissons qui partaient de la boucle de la Seine à destination de la capitale. En amont de cette chaîne de production, des dizaines d'hommes d'équipage couronnais embarquaient chaque matin à quatre ou cinq par barque, suffisamment pour manœuvrer des filets de 200m de long et de 8m de hauteur. Ils utilisaient la technique de la pêche à la pêche à la senne, qui consiste à capturer les poissons à la surface en pleine eau en l'encerclant à l'aide d'un filet. On vivait alors au rythme des crues et des marées. Ainsi de février à juillet 1882, année exceptionnelle, 30 saumons étaient pris chaque jour à Petit-Couronne. La richesse de la faune piscicole ne devait du reste rien au hasard mais plutôt aux naturalistes du xixe siècle, qui avaient introduit en Seine de nombreuses espèces telles que la truite arc-en-ciel, la carpe argentée ou le poisson-chat.

La pollution croissante et la disparition des saumons et des esturgeons sonnent le déclin de la profession. A force de rétrécissement, de transformations et de dragages, le lit du fleuve se creuse, les longues herbes disparaissent et les poissons manquent d'oxygène. Entre 1930 et 1955, la population de pêcheurs de Petit-Couronne passe de vingt à deux. Les « pêqueux » rescapés sont de la même famille, les Billard. De 1836 à 1936, la famille Billard aura donné naissance à 41 pêcheurs, père, fils, frères, oncles et neveux. Les derniers de cette longue lignée, Ismaël Billard et son cousin Armand. Le premier, qui vit toujours à Petit-Couronne, restera sur les registres officiels comme le dernier pêcheur en Seine, habilité à prélever des poissons servant à repeupler les étangs. Le second s'est éteint le 3 janvier 2004, à 95 ans, après avoir œuvré jusqu'au bout pour la préservation des traditions et des savoirs locaux.